La fécondité du chaos
Chaque jour, le chaos donne de ses nouvelles : guerres, famines, migrations, pollution, climat, économie, bref… en cette période de mutation planétaire, le chaos crève l’écran. L’étendue du problème est telle que, sourdement, les fantasmes d’apocalypse gagnent du terrain, avec le chaos comme horizon inéluctable, vague destructrice aussi terrifiante que fascinante, pour la plus grande joie des trafiquants d’âmes. Mais l’Apocalypse aveugle, et la panique empêche de concevoir la trop grande évidence de la réponse : c’est par le chaos qui est en nous que nous traverserons le chaos. Et du coup, c’est par le chaos auquel nous faisons face que nous nous traverserons nous-mêmes. À condition d’abord de l’apprivoiser en soi. Nietzsche parle d’une pratique du chaos, qui implique de quitter l’identification à la forme pour s’ouvrir à la dynamique qui l’informe, et donc la transforme…
D’où la paradoxale posture de l’art : une main vers l’ordre, l’autre vers le désordre, et le coeur transducteur…
En grec, Chaos ne signifie pas désordre mais Béance, comme pour désigner la pensée béant devant sa propre limite logique, son impuissance radicale : sa propre origine. Fascination et terreur empêchent la pensée de faire clairement face à ce lieu d’où elle vient, et par là à son énigme, son « autre » intime : la dimension sensible. Et donc d’ouvrir une toute autre relation au chaos, vivante, dynamique, transformatrice, créative, où la Béance devient source. L’originel immémorial devient originaire, disponible à l’instant-même, « pratique ».
Sa fécondité exceptionnelle – largement inexplorée – peut ouvrir des perspectives nouvelles, impliquant de nouveaux rapports au monde, à l’autre, à soi-même, à la parole. En réponse aux tentations apocalyptiques, s’il s’agit non seulement de survivre à la tempête qui menace, mais d’user de sa dynamique pour ouvrir de nouveaux champs de présence, il pourrait être utile – sinon urgent – de préciser les conditions d’un art du chaos.
— Dominique Bertrand, L’art du Chaos, éditions Signatura